
Dans cet article, le chercheur et psychologue Christopher Rodrigue aborde la compulsion alimentaire chez les enfants et les adolescents. Il survole le concept dans son ensemble, en couvrant la définition, l’évolution et les facteurs de risque, puis en donnant des exemples concrets. Un accent est mis sur l’importance du lien entre l’alimentation et les émotions. Cet article comprend également des conseils destinés aux parents, afin de les soutenir dans leur rôle face à ces comportements et ultimement, prévenir une évolution vers des problématiques psychologiques et physiques plus importantes.
Qu’est-ce que la compulsion alimentaire chez les jeunes ?
Dans une société qui valorise l’instantanéité et le multitâche, la suralimentation et l’alimentation inconsciente sont des phénomènes fréquents. À peu près tout le monde, à un moment, a mangé quelque chose rapidement, sans avoir faim ou sans prendre conscience des saveurs et des odeurs, ou bien de sa satiété. Lorsqu’on les prend séparément, ces épisodes sont plutôt inoffensifs et peu inquiétants. Néanmoins, lorsqu’ils sont plus fréquents et s’accompagnent d’une expérience subjective spécifique, ils peuvent évoluer vers des difficultés plus importantes. La compulsion alimentaire est une forme de comportement alimentaire qu’on qualifie d’automatique ou compulsif. Elle se caractérise par deux aspects principaux :
1) Un sentiment de perte de contrôle sur ce qu’on mange (par exemple, « c’est automatique », « c’est plus fort que moi »).
2) Le sentiment de ne pas pouvoir s’arrêter de manger (par exemple, manger plus que prévu).
Chez les enfants et adolescent·e·s, on la retrouve sous différentes formes et à différents degrés. Pour certains, ces épisodes surviennent ponctuellement et très rarement, alors que pour d’autres, ils surviennent plusieurs fois par semaine. Une revue de la littérature sur le sujet a permis d’identifier des statistiques importantes quant à la compulsion alimentaire chez les jeunes :
- Elle peut survenir dès l’enfance (autour de 8 ans).
- Elle est plus fréquente chez les filles et à l’adolescence.
- Environ 10% des adolescent·e·s rapportent des épisodes récurrents (une fois ou plus par semaine).
Pour identifier la compulsion alimentaire, il faut s’intéresser à l’expérience subjective de l’enfant ou de l’adolescent·e, sans tenir compte de la quantité de nourriture consommée. La fréquence des épisodes et la quantité de nourriture (plus grande qu’à l’habitude) permettent d’évaluer la sévérité des difficultés. Le type de nourriture peut varier d’une personne à l’autre, mais il s’agit typiquement d’aliments goûteux et hautement caloriques.
Les différentes formes de compulsion alimentaire
La compulsion alimentaire peut se manifester sous trois principales formes.
- La première forme est par automatisme. Celle-ci se traduit par une tendance à se tourner automatiquement vers de la nourriture, que ce soit par habitude ou ennui. Par exemple, manger des croustilles chaque fois qu’on regarde la télévision, ou se tourner rapidement vers le garde-manger lorsqu’on s’ennuie.
- La seconde forme est selon le contexte. La présence de nourriture ou d’indices sensoriels associés (odeurs, images, abondance) déclenche la compulsion. On peut penser, par exemple, à une soirée d’anniversaire.
- La dernière forme est en réaction à une émotion. Celle-ci survient généralement à la suite d’une émotion forte (positive ou négative). Elle peut remplir différentes fonctions (se récompenser, se réconforter, ou s’apaiser face à des émotions difficiles). Par exemple, on pourrait manger des biscuits après un conflit familial.
L’évolution et les facteurs de risque
Des épisodes récurrents de compulsion alimentaire chez les jeunes peuvent évoluer vers des difficultés plus importantes, allant jusqu’à un trouble des conduites alimentaires. Le trouble d’accès hyperphagique, répertorié dans le manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM-5), est le plus typiquement associé à la compulsion alimentaire. Ce dernier se caractérise par l’ingestion de grandes quantités d’aliments en l’absence d’un sentiment de faim et dans une courte période (moins de deux heures), puis un sentiment de perte de contrôle sur la prise alimentaire (3 fois ou +/semaine). Ces épisodes s’accompagnent généralement d’un malaise physique, d’isolement pour manger, de sentiments de dégoût et de honte face à soi-même et d’une détresse psychologique. Avec le temps, ces symptômes peuvent entraîner des répercussions dans la vie des personnes. Ces répercussions touchent plusieurs aspects de la vie, notamment :
- Le plan physique : prise de poids, obésité
- Le plan psychologique : déprime, anxiété, faible estime de soi
- Le plan social : isolement
Différents facteurs de risque sont associés à la survenue de compulsions alimentaires, puis à l’évolution vers un trouble des conduites alimentaires. Jusqu’ici, on identifie trois grandes catégories de facteurs de risque :
- Psychologiques et affectifs : restriction alimentaire et diètes, déprime et anxiété, tempérament sensible, difficulté à réguler les émotions, faible estime de soi, insatisfaction corporelle, impulsivité, TDAH
- Génétiques et biologiques : antécédents d’obésité et de troubles de santé mentale, débalancement hormonal, changements pubertaires, sensibilité à la récompense
- Environnementaux : milieu stressant, difficultés familiales, intimidation et traumatismes à l’enfance, influences des médias sociaux, invalidation émotionnelle et/ou pression de performance par l’entourage
Le lien étroit entre l’alimentation et les émotions
La nourriture peut avoir de puissants effets sur le vécu émotionnel, que ce soit pour ressentir du réconfort, de l’apaisement ou du plaisir. C’est d’ailleurs de là vient l’expression « manger ses émotions ». Selon plusieurs experts, la compulsion alimentaire chez les jeunes serait étroitement liée au vécu émotionnel. Cela serait surtout le cas chez les plus sensibles (c’est-à-dire, qui vivent fortement les émotions) et impulsifs. Ainsi, pour ces personnes, l’expérience émotionnelle deviendrait rapidement intolérable et la nourriture représenterait une façon de s’apaiser, de détourner leur attention, ou bien répondre à l’ennui. Petit à petit, le cerveau s’habitue à cette chaine comportementale et le tout devient de plus en plus automatique. C’est pourquoi la plupart des personnes aux prises avec ces comportements ont du mal à identifier le lien avec leurs émotions.
Bien plus qu’un manque de volonté
Malheureusement, il existe encore de nombreux préjugés en lien avec la compulsion alimentaire. Celle-ci est en effet confondue à tort avec un manque de motivation ou de volonté face au changement des habitudes alimentaires. Les connaissances actuelles mettent en évidence la complexité de leur apparition et évolution, puis l’implication de facteurs qui sont hors du contrôle des personnes. De plus, les préjugés et la stigmatisation entourant la compulsion alimentaire peuvent contribuer à leur intensification. Il est donc crucial pour l’ensemble de la population, d’autant plus les parents, d’identifier leurs propres préjugés et de les revoir à la lumière de ces informations.
En tant que parent, quand et comment intervenir ?
D’abord, il est normal de manger davantage et/ou inconsciemment, de temps à autre. C’est lorsque cette expérience s’accompagne d’un sentiment de perte de contrôle et qu’elle est récurrente qu’elle peut devenir problématique. Voici quelques conseils et attitudes à adopter :
- Les comportements alimentaires et le poids sont complexes et influencés par des facteurs génétiques, biologiques, psychologiques et environnementaux. Les commentaires négatifs sur l’alimentation et le poids ainsi que les taquineries (p.ex., suggérant un manque de volonté), sont grandement nocifs et sont à proscrire.
- Les interdits et le contrôle de l’alimentation représentent des facteurs de risque au développement de troubles des conduites alimentaires. Il est conseillé d’adopter une approche visant une alimentation équilibrée, intuitive et consciente. De plus en plus d’études démontrent les effets bénéfiques et durables de cette approche sur la santé globale (en comparaison aux diètes). Brièvement, cette approche vise à développer une conscience des sensations physiques et émotionnelles liées à l’alimentation (sans jugement), puis à manger en écoutant ses signaux de faim et de satiété.
- La compulsion alimentaire est difficile à observer chez les jeunes. En tant que parent, il est conseillé de parler de comportements alimentaires et d’émotions avec votre enfant, tout en préservant une attitude de non-jugement et d’ouverture. L’objectif est de créer un climat de confiance et un espace sécuritaire pour communiquer, dans lequel ces thèmes ne sont pas tabous.
- N’hésitez pas à vous tourner vers des professionnels de la santé. Ces inquiétudes sont réelles et peuvent être difficiles à communiquer à son enfant.

À propos de l’auteur
Christopher Rodrigue est chercheur en psychologie et psychologue clinicien. Il détient un doctorat en psychologie clinique (Ph.D.) de l’Université Laval. Il est actuellement chercheur postdoctoral à la Chaire UQAC-Cégep de Jonquière sur la vie et la santé des jeunes (VISAJ) de l’Université du Québec à Chicoutimi, puis psychologue clinicien au Centre d’Expertise Poids, Image, Alimentation (CEPIA) de l’Université Laval. Ses travaux de recherche portent principalement sur les comportements alimentaires, l’image corporelle et les habitudes de vie chez les adolescente
s et jeunes adultes. Il a d’ailleurs travaillé sur la création et la diffusion d’un site web éducatif francophone sur la compulsion alimentaire chez les jeunes. Ce site contient également un questionnaire de dépistage pour les jeunes et leurs parents.
Ce texte a été rédigé en collaboration avec les professeures Jacinthe Dion (Université du Québec à Chicoutimi) et Catherine Bégin (Université Laval), œuvrant toutes deux dans les domaines de l’image corporelle, du poids et de l’alimentation.